
Mon premier n’est ni un roman, ni une autobiographie, ni un essai. Disons une manière de récit. Oui, mais quelle est la question ? (268 pages, 19 euros, Nil), titre emprunté à Woody Allen (« La réponse est oui, mais quelle était la question ? ») raconte l’histoire très simple mais pas ordinaire d’un dénommé Adam Hitch, journaliste de 57 ans, divorcé, affecté d’une étrange pathologie : la questionnite. Il ne peut pas s’en empêcher, tous lieux et toutes circonstances, dans les transports en commun comme au lit. En chemin, il nous livre de son intimité en renvoyant de lui un reflet d’autant plus étonnant que l’homme est particulièrement pudique, sinon secret pour tout ce qui relève de son jardin intérieur. Nos questions nous révèlent et nous trahissent. L’auteur en a accrochées de très sérieuses en épigraphe à chaque chapitre : qui était cette Louise dont l’identité n’a jamais été percée, à qui Balzac a écrit vingt-trois lettres en 1836 et 1837, et dont on ne connaît qu’une seule lettre à l’écrivain ? De quelle nature étaient les liens qui unissaient Louise
Labé et Clément Marot ? Qui étaient les tueurs fous du Brabant ? Et… Mes préférées sont celles généralement attribuées aux enfants : est-ce que les poissons ont soif ? la vie était-elle en noir et blanc quand grand-mère était petite ? et pourquoi on a le ciel au-dessus de la tête ? Obsédé du détail, rongé par le pourquoi du comment, il témoigne de ce que le point d’interrogation peut être la forme d’une vie. Nul déni chez lui car il sait ce qu’il fait subir aux autres. A petite dose, c’est gratifiant pour l’interlocuteur qui se sent digne d’intérêt pour être ainsi fouillé ; à haute dose, le même peut juger l’attitude saoûlante. Il pratique l’interview permanente ; on lui doit cette définition historique du comble en matière de journalisme littéraire : «Un auteur questionné sur un livre qu’il n’a pas écrit mais juste signé, par un journaliste qui ne l’a pas lu ». Mais comment faire ? Ce travers n’est après tout que l’intense et envahissante manifestation d’une vraie et belle qualité, indispensable à journaliste bien né : la curiosité. Moins répandue qu’on ne le croit, poussée avec talent à son paroxysme jusqu’à en devenir une seconde nature, elle a fait la gloire médiatique du héros comme de l’auteur de ce récit à mi-chemin entre Vialatte et Aymé, doux, léger et coruscant, quelqu’un qui se pose des questions quand il cesse d’en poser aux autres, un certain Bernard Pivot. On comprend qu’il n’ait jamais envisagé de se faire soigner. La perspective d’une guérison lui ferait horreur: « J’aurais l’impression de vivre à côté de moi ». A propos, à ses yeux, la question la plus importante, la seule qui vaille, celle pour la résolution de laquelle on se ferait damner tant elle est métaphysique, ontologique et contrapuntique, c’est : tu tires ou tu pointes ?

Alors, Tahar : tu tires ou tu pointes ? On cause souvent pétanque chez Drouant, pas même métaphoriquement. Cette question, il se trouvera certainement quelques mauvais esprits pour la poser au propriétaire du sixième couvert et néanmoins auteur du Bonheur conjugal (361 pages, 21 euros, Gallimard). Un roman, bien sûr. Les pessimistes jugeront qu’avec ce qu’annonce le titre par antiphrase, ce ne peut être qu’un roman historique, et les optimistes que c’est nécessairement un roman de science-fiction. L’histoire se passe au début de notre siècle à Casablanca ; un peintre renommé, qui se remet difficilement d’une attaque cérébrale, rumine cet injuste destin qui le fauche en pleine gloire et le cloue dans un
fauteuil, le privant des femmes, des honneurs et de leurs privilèges, des voyages et des libertés qu’ils lui accordaient. Ses idées noires le poussent à rendre son mariage responsable de sa situation ; pour la dépasser et surmonter la menace d’un effondrement psychique, il se décide à écrire son histoire dans l’illusion de s’en libérer ; il s’y révèle alors, avec une lucidité implacable, dans tous ses défauts et ses évitements, et dans ces lâchetés auxquelles mène inévitablement la fuite face aux conflits. Mais le jour où sa femme découvre le manuscrit, et en creux l’autoportrait de celui qui se présente comme « l’homme qui aimait trop les femmes », elle se met à écrire à son tour animée par la vengeance. Ce n’est pas la première fiction consacrée au mariage, peu s’en faut, et ce n’est pas la dernière fois que le vécu affleure dans les moments les plus vifs, les plus amers et les plus violents du récit (toute l’œuvre d’un August Strindberg en est pleine, pour ne citer qu’elle). Mais Tahar Ben Jelloun a eu la bonne idée de diviser son roman en deux parties : la première présente la version du mari, le seconde celle de la femme ; et par un inexplicable paradoxe, c’est cette dernière qui est la plus forte et la plus convaincante. Quel séisme ! Quelles vérités assénées ! Ce traité sur la jalousie ordinaire ne devrait pas seulement multiplier le nombre des divorces, mais aussi décourager toute la France gay de réclamer la légalisation du mariage homosexuel. Cela ne nous dit pas la réponse qu’apporterait Tahar Ben Jelloun à la question allégorique de Bernard Pivot : tu pointes ou tu tires ? Plus embarrassant qu’il n’y paraît car dans le premier cas, on passe pour lent, réfléchi, habile, prudent ; et dans le second pour risqueur, audacieux, déterminé. Dans les cas, on se dévoile. Un terrible portrait chinois pour celui qui s'y livre.

J’ai dans l’idée que mon copain No9 relève d’une catégorie des plus rares : celle des individus capables de pointer ou de tirer alternativement, mus par une secrète faculté de s’adapter aux situations. Car il y a bien des deux chezPhilippe Claudel, auteur de Parfums (215 pages, 18,50 euros, Stock). Le romancier en lui est un pointeur quand le cinéaste en lui est un tireur. Son livre se présente sous la forme d’un inventaire, de A comme « Acacia » à V comme « Voyage », en passant par « Après-rasage », « Cannabis » (ne pas oublier de demander à Peillon), « Lard frit », « Remugle » (demander à Copé), « Sexe féminin » et même « Enfant qui dort » ! Notez que ce nez des plus discrets évite le facilité, préférant
l'évocation des draps frais et des chambres d'hôtels au bouquet d'un pomerol. L'ouvrage sent l’encre et le papier (profitez-en car les liseuses sentent le plastique de leur coquille). Tout écrivain le sait, surtout les romanciers et plus encore les poètes (ah, mais Baudelaire, n’est-ce pas…), rien n’est difficile comme de décrire une odeur, une senteur, une effluve, une fragrance, un arôme, une exhalaison,. Voudrait-on se contenter de es évoquer que l’on ne ferait que dévier le problème. Le lexique paraît plat, et les adjectifs, pauvres et répétitifs ; les ateliers d’écriture américains devraient dispenser des cours de mise en scène des odeurs (combien de temps avant de tomber dans un pastiche de Proust en ses catleyas ?). Au départ, Claudel voulait traiter son affaire dans une forme courte (deux pages) assez distanciée ; mais lorsqu’il s’est aperçu qu’il ne pouvait contourner l’autobiographie, il a sauté à pieds joints dans le motif. Bien sûr, avec « Pissotières », c’est facile. Mais essayez avec « Ombellifères ». Claudel réussit à trouver les mots pour les dire tous car il a trouvé la bonne distance, et donc le rythme. Les pages les plus réussies sont celles consacrées à la nature. Pas étonnant, il l’habite et n’en sort que pour défier les montagnes, les vraies, celles dont on dit qu’on ne veut les escalader et les vaincre que parce qu’elles sont là. Car une fois là-haut, il n’y a plus de pourquoi.

(Illustrations D.R., Henri Matisse pour "Ulysses", Otto Dettmer, Beth Squire)
Sources: http://passouline.blog.lemonde.fr
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