Pour le millésime 2012, l’Académie royale suédoise des sciences a décidé d’attribuer le « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel » à Alvin E. Roth et Lloyd S. Shapley. Pour satisfaire les puristes, évacuons d’emblée l’objection : non, le Prix Nobel d’économie n’en est pas vraiment un, puisque les sciences économiques ne figuraient pas parmi les disciplines mentionnées dans le testament d’Alfred Nobel.
Par Gizmo
Des avancées reconnues dans le domaine de la coordination des décisions,
Pour quelles contributions Alvin Roth et Lloyd Shapley sont-ils récipiendaires du prix ? Alexandre Delaigue, avec une célérité qui le dispute à la limpidité, l’explique ici. On trouvera également une présentation en français de Jean-Marie Pottier de Slate.fr ici. En anglais, on lira la notice « grand public » et la notice détaillée de l’Académie royale suédoise. De manière très schématique, Alvin Roth et Lloyd Shapley se sont intéressés à la coordination des décisions individuelles dans des contextes pour lesquels les mécanismes de marché, au sens de mécanismes de confrontation d’offres et de demandes par les prix, n’existent pas. Comme le résume Alexandre Delaigue : « Leur domaine est celui de la théorie des jeux coopératifs, en particulier, le problème de l'appariement (matching). Imaginez par exemple que l'on cherche une procédure pour constituer des couples à partir de 100 hommes et 100 femmes pour faire du patinage artistique. Les gens ont des capacités différentes, tous les hommes veulent la meilleure partenaire, toutes les femmes le meilleur partenaire mais il y a aussi des complémentarités spécifiques. Comment mettre tout le monde d'accord? On voudrait que la procédure aboutisse à un résultat optimal, c'est à dire qu'il ne soit pas possible en remplaçant un couple par un autre d'accroître la satisfaction d'une personne sans réduire celle d'un autre. Comment faire? ».
avec un… appariement exemplaire entre les deux récipiendaires
Lloyd Shapley, docteur en mathématique en 1953, a proposé un algorithme d’appariement, connu sous le nom d’algorithme de Gale-Shapley, qui assure un résultat stable au sens où chacun ne souhaite quitter la paire qu’il a constitué pour un/e autre partenaire. [Notons que Shapley a laissé son nom à bien d’autres concepts de théorie des jeux coopératifs.] Dans une mise en abyme remarquable, l’Académie royale suédoise a réalisé... un appariement exemplaire entre Shapley et Roth ! En effet, Alvin Roth, docteur en recherche opérationnelle (son œuvre, son blog), a popularisé l’algorithme de Gale-Shapley en l’appliquant à des situations de la vie réelle, notamment à l’affectation des internes dans les hôpitaux et plus récemment l’appariement des donneurs et des receveurs de reins. Et le communiqué de l’Académie royale suédoise insiste sur ce dernier point : c’est la conjonction du travail théorique de Shapley sur les allocations stables et des recherches empiriques de Roth sur la conception pratique de ces mécanismes d’allocation qui justifie l’attribution du prix.
Les lauréats sont-ils économistes ?
Disons le d’emblée : les deux récipiendaires ne sont pas connus du grand public, ni même probablement de l’étudiant représentatif de sciences économiques, même si le communiqué de l’Académie royale suédoise indique : « The clarity and elegance of the Gale-Shapley paper placed it on academic reading lists for economics students worldwide ». Un sondage de (l’avatar universitaire de) Gizmo dans son laboratoire a montré que certains collègues n’avaient jamais entendu le nom même des lauréats… Une recherche rapide sur google montre que cet algorithme est surtout populaire en mathématique et en informatique. Et Shapley d'affirmer dans une interview : "I never, never in my life took a course in economics." Dans un premier billet, Mark Thoma commente l’attribution du prix à Shapley et Roth, en soulignant que les contributions de ces derniers ressortissent à la microéconomie, et que le discrédit qui plane sur la macroéconomie en ces temps persistant de crise économique et financière ne doit pas occulter que la microéconomie a des implications dans la vraie vie. Un jour plus tard, Mark Thoma relaie l’interrogation d’Anrindrajit Dube : A Nobel for Planning ? Dube se montre plus circonspect sur le contenu économique des travaux des récipiendaires. Reprenant les termes du communiqué de l’Académie, “the combination of Shapley’s basic theory and Roth’s empirical investigations, experiments and practical design has generated a flourishing field of research and improved the performance of many markets”, Dube soutient que l’utilisation du terme ‘marché’ pour décrire toute sorte d’échanges est fallacieuse. Il est vrai que dans la coordination des décisions analysées par Roth (affectation des étudiants à des universités, des joueurs de basket ball issus des collèges universitaires aux équipes professionnelles de NBA ou des reins à des patients) il n’existe pas de marchés s’ajustant par les prix, pour des raisons légales ou culturelles. Mais comme le souligne Dube : “Mathematically speaking, the Gale-Shapley algorithm is part of a class of optimal matching algorithms which is equivalent to the Monge-Kantorovich optimal transport solution (see here, here), a signature accomplishment of Soviet mathematics.” En tous cas, l’attribution du Prix Nobel d’économie 2012 amène à revisiter les frontières de la discipline : la notion de prix, ou de valeur, est-elle consubstantielle à l’économie ? Les économistes sont-ils qualifiés à analyser certains comportements (mariage, don d’organe, mais aussi suicide, addiction, prostitution, vote…) ?
De la même manière que certains se sont interrogés sur le timing de l’attribution du Prix Nobel de la Paix 2012 à l’Union européenne (« Pourquoi si tard ? »), on peut s’interroger sur le timing de l’attribution du Prix [blabla] Nobel d’économie 2012 à Shapley et Roth, dont, d’une certaine manière, les travaux se situent en amont de ceux d’Hurwicz, Maskin, et Myerson, récipiendaires en 2007 et qui relèvent du market design. Peut-être qu’après quatre ans à récompenser des travaux en macroéconomie (2011, 2010, 2008) et en économie institutionnelle (2009), l’Académie royale suédoise n’a pas voulu prendre le risque de créer une polémique trop visible sur l’utilité des économistes en ces temps troublés ou d’honorer des défenseurs d’une économie politique… Mais s’il s’agit effectivement d’un Prix Nobel de la planification, l’Académie royale suédoise fait preuve d’un art sournois du contrepied politique. Quant à Jean Tirole, il attendra… Et pour finir, notons que l’attribution du prix à Roth et Shapley était difficilement prédictible sur la base ducoefficient de pilosité faciale…(et coup de chapeau à Jean-Edouard Colliard, qui avait cité Shapley comme possible (grand ancien) récipiendaire en 2012).
Sources: http://legizmoblog.blogspot.com
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